« Passe une bonne soirée. » Katheryn lui sourit et quitte la chambre. Quand Anna est sûre qu’elle est bel et bien partie, elle se laisse tomber sur son lit et ferme les yeux. Elle laisse peu à peu son masque de « tout va bien » quitter son visage et ses traits deviennent fatigués, las, tordus par un passé qui vient la reprendre à la gorge. Elle regarde sa montre, il est tout juste dix-neuf heures. Son meilleur ami ne sera pas là avant une heure et cela lui laisse du temps pour réfléchir. Il faut qu’elle lui dise bien sûr. Le fait qu’elle ne lui ait pas encore dit lui semble presque intolérable. Nate est revenu. Tout tient en ses trois mots mais ces quelques syllabes suffisent à foutre sa vie en l’air. Elle ressent une irrépressible envie d’aller faire une connerie là tout de suite. Ou même de prendre son portable et d’appeler son prof pour lui dire qu’elle veut le voir. Parce qu’il est bien là le problème. Elle veut le voir. A chaque fichue seconde de chaque stupide minute de chaque ridicule de chaque connerie de journée. Sa dépendance lui revient comme une claque dans la figure. Imaginez un drogué qui a été sevré pendant sept ans et à qui on tend une seringue. Il n’en aura jamais assez pour combler le vide dans son sang, l’absence du métal dans son bras. Eh bien, multipliez cette image par cent et vous obtiendrez un peu près l’état dans lequel elle se trouve. Elle l’aime à en crever et c’était là tout le problème. Elle soupire et se cale un peu plus contre son oreiller, jouant avec les touches de son portable pour s’occuper un peu l’esprit quoiqu’elle fait cela plus par mécanisme que par réelle confiance. Tout va à volo en ce moment. La rentrée est à peine dépassée que sa guerre avec Blue prend déjà des proportions ridicules qui l’éloignent de son meilleur ami et il n’est pas rare qu’ils s’engueulent quand ils se voient. Et là elle avait envie de dire merde. Parce que Tiziano et elle, c’est l’exemple même de l’amitié. Pas de jugements, pas de disputes, juste un soutien mutuel. Bon bien sûr, dès fois ils se chamaillaient pour des conneries. Mais Anna sait qu’il lui en veut. Elle annule rendez-vous sur rendez-vous tout ça pour sa petite guerre de fierté avec Blue et ça il ne tolère pas. Et Nate. Son monde semble soudain tourner autour de ce nom et c’est dérangeant.

Silver soupire et se lève pour aller chercher quelques affaires. Elle sort ensuite de sa chambre et se dirige vers les douches communes. Elle a besoin de se changer les idées et surtout d’en faire le tri. Malheureusement, elle n’a même pas fait trois pas qu’elle tombe sur une fille de son étage, bien trop bavarde, qui va aussi prendre sa douche et commence à lui baver dans les oreilles. La brune aimerait l’envoyer valser mais elle se rappelle ensuite de son désir de devenir la présidente et elle se dit qu’elle ne peut pas permettre de se faire trop d’ennemis. Elle sourit donc poliment, écoute ce qu’on lui dit et se dépêche de bâcler son shampooing pour retourner le plus vite dans sa chambre. Elle s’habille rapidement, passe une légère robe blanche, sèche ses cheveux et descend ensuite chercher un pack de bière dans le frigo des alphas. Elle irait en acheter un autre demain pour remplacer celui-là. Elle a comme l’impression qu’elle allait boire plus que de raison ce soir. Elle regarde l’heure, 19h45. Son meilleur ami sera bientôt là et elle sent une douce chaleur se répandre dans sa poitrine à cette idée. Elle a désespérément besoin de lui, besoin de l’entendre l’appeler Sissi ou ‘Ly comme son frère le faisait et avoir juste l’impression pendant une seconde que son monde tourne à l’endroit. Elle soupire, elle est pathétique à se plaindre dans son coin, à penser que sa vie vient brusquement de prendre une tournure apocalyptique. Elle n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort, à se demander pourquoi moi les larmes aux yeux. Elle ne pleure presque jamais. Elle se demande si depuis la mort de Mike elle a versé ne serait-ce qu’une larme. Parfois elle est d’une froideur à faire peur. Comme si rien ne la touche. Elle se dit qu’elle est morte le jour où la voiture où était son frère a foncé dans cet arbre. C’est ce qu’elle pense. Ca montre à quel point tout ne tourne pas rond chez elle. Mais elle s’en fiche. Elle s’en fiche complètement. Le seul qui arrive à la mettre dans tous ses états, c’est Nate. Et un nouveau soupir s’échappe de sa bouche. Toutes ses pensées reviennent à lui en permanence. C’en est désespérant. Elle retourne dans sa chambre, ouvre une bière et se vautre dans son lit, à moitié allongée.

Elle se rappelle de la première fois qu’elle l’a rencontré. Elle se rappelle la fois où elle a compris que son désir était réciproque. Leur premier baiser. Le goût de sa peau contre ses lèvres. La douceur et la possessivité dans ses caresses. La première fois qu’il l’a possédée. Puis la deuxième. Le moment où elle a compris que cette histoire de coucher avec un prof n’était plus un pari mais quelque chose de différant qu’elle ne connaissait pas. Elle se souvient du moment où elle a refusé de coucher avec un des gars les plus populaires alors qu’à une époque, elle aurait tout fait pour cela. Et puis le moment où elle a compris qu’elle l’aimait, cette dépendance à lui. Son manque de lui, leurs jeux parfois un peu tordus de se rendre jaloux, leurs baisers violents, eux jouant avec le feu. Elle se rappelle de la fois où elle lui a dit qu’elle l’aimait. Il avait le même regard qu’elle. Ce regard qui disait « on merdé » mais cette étincelle qui rajoutait « tant pis parce que je t’aime aussi. » Nate sait tout d’elle, il la connaît mieux que quiconque, même Tiziano ne peut pas affirmer en savoir plus sur elle que son professeur. Enfin, elle se rappelle le jour où ils avaient été trop impatients pour fermer la porte de la salle de classe, le prof qui vient voir son collègue, le scandale dans sa famille, son père qui fait jouer ses relations et Nate qui part. Sans un au revoir. Elle ne l’a jamais oublié et son meilleur ami l’a ramassée à la petite cuillère mais cette époque était censée être révolue. Et Nate est revenu et elle l’a séduit et ils ont recommencé et elle n’arrive pas à gérer tous les sentiments qu’elle ressent.

Perdue dans ses pensées, la bière qui pend dans sa main droite, son bras gauche replié sous sa tête, elle sursaute quand elle voit la porte de sa chambre s’ouvrir. Elle roule des yeux. Frapper et Tiziano, ça ne tient dans la même phrase qu’avec une négation. Elle a un vague sourire quand elle entend le mot « prince charmant ». Si seulement… « Hey beau gosse, une bière ? » Elle se redresse et lui en tend une. Elle n’a même pas la force de prétendre aller bien. Elle veut lui en parler et aussi parce qu’elle sait qu’il ne l’engueulera pas pour son absence répétée à leurs rendez-vous si elle ne va pas bien. Elle l’attire sur le lit et pose d’office sa tête sur ses jambes. Elle laisse le silence flotter. Elle n’a aucune idée de ce qu’il va bien pouvoir dire. « Tu dirais quoi si Nate revenait ? »

Dans les bras de Tiziano, elle a une impression de rentrer chez elle et elle soupire de bien être. Elle se dit vaguement à quel point elle a besoin de lui et à quel point elle ne pourrait pas continuer s’il n’était pas là. Une vague idée lui traverse la tête. Elle est dépendante aux hommes. Vraiment dépendante. D’abord Mike, son frère était toute sa vie, même si c’était elle le jumeau fort, il fallait toujours qu’il soit à ses côtés ou elle avait une désagréable impression de manque. Puis Tiziano qui avait été celui qui l’avait aidée à tenir debout, à ne pas s’écrouler quand elle ne rêvait que cela. Aujourd’hui encore, elle ne peut pas correctement respirer si son meilleur ami n’est pas là, lui donnant son soutien sans condition. Et puis Nate. Nate c’est son monde et sans lui, le sien n’a plus de sens. Elle pense qu’au fond si elle n’aime pas trop les omégas c’est parce que ces dernières se disent égales aux hommes, parce qu’elles cherchent leur indépendance et qu’elle, sans ces trois hommes – deux en réalité – elle n’est rien et elle n’aime pas vraiment l’admettre. Mais là elle est dans les bras de Tiziano qui voit bien qu’elle ne va pas bien, qui lui donne les surnoms qui la font se sentir un peu mieux et au final, elle se dit qu’elle peut bien lâcher un peu de leste pour une fois et se laisser aller. Elle sourit doucement quand elle entend la froideur dans sa voix. Elle ne s’en vexe pas, elle sait que Tiziano n’a jamais été un grand fan de sa relation. Mis à part elle et Nate, y a-t-il quelqu’un qui les soutenait ? Non, pas qu’elle sache. Anna se rappelle de sa première connerie. Elle était à l’enterrement de son frère et de sa mère. Elle avait assisté au long aux cérémonies, aux pleurs des gens qui ne pouvaient même pas comprendre sa douleur à elle, elle avait même fait un scandale en début de cérémonie quand la petite-amie de son frère s’était pointée parce qu’elle l’a jugée responsable. Puis on avait descendu sa mère en terre et elle n’avait pas pleuré parce qu’elle aussi, elle la tenait responsable de la mort de son frère. C’était son rôle de mère de veiller sur ses enfants. Si elle avait conduit plus prudemment elle ne se serait pas bouffé cet arbre, ils seraient encore en vie. Mais quand on avait commencé à descendre la tombe de son frère, alors qu’elle devait jeter de la terre, elle n’avait pas. Alors elle s’était enfuie. Elle avait semé ses chaussures au coin d’une tombe parce qu’on ne peut pas vraiment courir avec des talons et elle avait couru jusqu’à ce que ses poumons manque de s’embraser tellement elle ne pouvait plus respirer. Sur le chemin, il y avait un éclat de verre, il s’était enfoncé dans la paume de son pied et même si elle l’avait senti, elle n’avait pas arrêté de courir pour autant. On lui avait fait une vingtaine de points de suture. Son père n’avait rien dit mais quand il l’avait trouvé en pleine nuit, vêtue d’une nuisette sous une pluie torrentielle, il avait déclaré qu’il était temps qu’il consulte. C’était après son premier rendez-vous chez le psy où elle n’avait pas décroché un mot que Tiziano et elle s’étaient rapprochés. Et à partir de ce moment là, il l’avait toujours soutenue. Même quand elle faisait la pire connerie qui soit, il ne disait rien, il la laissait faire et recoller les pots cassés. Parce qu’il savait que c’était sa façon à elle de faire son deuil. Ils ne se jugeaient pas. Néanmoins, l’affaire Nate, ça avait été quelque chose qui l’avait démolie, anéantie et il semblait que Tiziano avait des limites. Aussi, elle sait que même s’il va être là pour elle, il ne pourra pas s’empêcher de ne pas être d’accord avec ce qu’elle fait. Et comme elle le pense, il se radoucit dans la phrase qui suit. Il joue avec ses cheveux et elle boit une gorgée de bière. Les mots lui brûlent la bouche mais elle ne peut pas juste dire : il est revenu. Tout ce qu’elle ressent ne peut pas tenir en trois mois, elle a bien plus à dire.

« Je crois que mon monde ne devrait pas tourner rond parce que le revoir après toutes ces années, c’est comme une claque en pleine figure. C’est réalisé à quel point il m’a manquée, à quel point je l’aime toujours. Et c’est beaucoup d’ennuis en perspective parce qu’il me pourrit littéralement la vie. Mais je l’aime et j’en suis totalement dépendante comme une droguée alors au final, j’ai même plus l’impression que maintenant qu’il est là, mon monde recommence à tourner rond. » Elle se relève et se tourne vers son meilleur ami, les jambes croisées en tailleur. Elle a un air paumé sur le visage et elle ne sait pas vraiment quoi faire ou quoi dire. « Je… Il était là, dos au tableau, il s’attendait pas à me voir, moi non plus. J’ai vu son nom au tableau et j’ai su au moment même où j’ai croisé son regard que ça allait recommencer comme avant. Il a tenté de résister mais on est comme des aimants, on s’attire. Et c’est une connerie. Je sais que c’est une connerie mais je peux pas lutter contre ça. Je serais capable de faire n’importe quoi pour qu’il ne me quitte plus et ça me fout les jetons. » Elle a envie de se réfugier dans ses bras parce qu’en général elle n’est pas tactile mais avec Tiziano elle a juste besoin de le sentir près de lui, de s’assurer qu’il ne la quittera pas. Pourtant, elle n’ose pas, elle veut juste être sûre qu’il la soutiendra quoiqu’il arrive et qu’il ne laissera pas tomber. Pour toujours et à jamais, c’est comme ça que ça doit être eux deux.