« Mon nom est Ismaël Peter Chance Williamson, j’ai trente-deux ans et je suis né à Cardiff. » Assis dans ce fauteuil, il regarde le voyant rouge clignotant devant lui. Sa gorge se serre, son courage disparait. Il croise les mains dans l’espoir que cette étreinte lui apporte un peu de réconfort, il prend une profonde inspiration puis entame enfin son discours. Face à cette caméra il pose le récit de sa vie, il laisse une trace qui bientôt n’aura plus aucun sens à ses yeux. Son esprit divague lentement, il s’attarde sur son enfance. D’origine galloise, Ismaël fut un enfant comme les autres, troisième enfant d’un couple de commerçants fortunés il n’a jamais manqué de rien. Voyageant beaucoup pour les affaires de son père, il ne lui fut pas facile de créer des liens avec les enfants de son âge. Par chance il était très proche de son frère et de sa sœur. Parfois appelé le trio infernal par leurs parents, ils redoublaient d’énergie pour trouver des stratagèmes amenant à rendre leurs parents fous de rage. En évoquant ces souvenirs, Ismaël esquissa un léger sourire.

« Lorsque j’ai découvert les Etats-Unis, j’ai su que j’y finirai ma vie. » Ismaël n’avait pas quinze ans lorsque ses parents prirent la décision de s’installer sur le nouveau continent. C’était la première fois que la famille Williamson restait au même endroit pendant plus de trois mois. Le jeune adolescent put alors s’intégrer dans un lycée, faire partie d’un groupe, avoir une appartenance sociale. Mais il restait malgré tout perdu. Il n’était pas tête de classe, pas cancre non plus. Il n’était pas sportif ni même spécialement intellectuel. Il se cherchait. On avait bien sûr tenté de le faire rentrer dans le moule qui contient tous les futurs adultes, mais il était hors de question pour le rouquin d’être la copie de son voisin. Il voulait découvrir le monde et le faire découvrir aux autres, il voulait tout essayer pour vieillir sans avoir de regrets.

« Un regard, un sourire et j’ai cru que mon cœur allait défaillir. » Les premières fois restent gravées à jamais à ce que l’on dit. Il lui avait suffi de sourire et Ismaël perdait pied. Ses mains frôlant sa peau, ses lèvres effleurant les siennes, tout juste adulte Ismaël découvrait sa vraie nature. Il savait enfin qui il était, il venait de se trouver dans les baisers volés avec ce garçon du même âge que lui. Il avait mis si longtemps à savoir qui il était vraiment, si longtemps à errer sans pouvoir mettre de nom sur sa solitude et maintenant il savait ; ce n’était pas sa faute, il lui avait juste fallut un peu de temps pour comprendre. Une fois cet état de fait connu, tout fut plus simple. Ismaël fut plus libre, plus amusant, plus sympathique et bien plus libéré sexuellement. Sa vie n’était plus que sexe, fêtes, voyages et de temps à autre … études.

« En arrivant à Clemson j’ai tout de suite étudié son histoire et rien ne me prédisposait à y vivre. » Il avait oublié ce qui l’avait poussé à venir à Clemson, il se demandait maintenant si cela ne faisait pas partie du grand dessin. Il n’avait jamais été croyant mais en de telles circonstances la religion s’impose d’elle-même. En découvrant l’histoire de cette ville il avait eu l’envie de connaître les habitants, de ne plus être celui qui s’immisce dans les vies des autres pour finalement disparaitre. Il ne voulait pas fonder une famille mais il voulait se poser, trouver un endroit rien qu’à lui et il le trouva en la ville de Clemson grâce à son travail qui l’envoya enquêter sur le massacre de Stanley Hall. Tout lui plus dès son arrivée, la petite communauté, l’immense université, le fait que tout le monde se connaisse malgré le grand nombre de personnes vivant sur le campus. Une communauté soudée.

« Ton regard de chien battu, ta timidité, ta tête d’idiot. Tout en toi me donnait envie de prendre soin de toi. » Ismaël baissa la tête un instant, sans le vouloir il faisait cette vidéo pour lui, pour l’homme qu’il avait aimé, pour celui qu’il aimait encore. Alors sans plus réfléchir il lui raconta les moments dont il se souvenait le plus, de bons moments, de beaux moments ; mais ils étaient trop peu nombreux. Il avait compris son combat contre la drogue, il avait lutté à ses côtés mais tous ses efforts furent vains, Collin replongeait de plus belle après chaque désintoxication. Tant de temps utilisé, tant d’argent gaspillé, tant d’amour donné sans retour ; c’était une bataille perdue d’avance mais une bataille qu’Ismaël avait été heureux de mener, il aurait tout donné pour lui et Collin lui avait tout pris. Le Gallois l’avait emmené tout autour du monde dans l’espoir qu’il trouve quelque chose qui lui donne envie de se battre pour la vie ; il l’avait épousé avec l’espoir secret que son amour lui suffirait pour guérir de son addiction, mais rien n’avait suffi …

Leur mariage n’avait jamais été parfait, si tenté qu’il y en ait des parfaits. Jour après jour ils se détruisaient, finissant par ne plus se supporter. C’en était trop pour Ismaël, il ne pouvait plus regarder Collin se détruire, il ne pouvait plus le laisser faire sachant que bientôt sa vie dépendrait d’un autre ; elle ne pouvait dépendre de lui. Le diagnostic n’était pas encore tombé mais des murmures étaient venus jusqu’à ses oreilles … Alzheimer précoce … c’était ces mots qui l’avaient effrayé, ces mots signifiant l’oubli, la folie … Ismaël se pencha vers la caméra pour l’éteindre et avant d’arrêter l’enregistrement il prononça ces mots. « Souviens-toi de moi … souviens-toi pour moi … »